l'échappée bêle: le maquignon
Ce matin-là, nous avons descendu le troupeau dès le lever du jour...
Elles arrivent devant la bergerie à petits pas, méfiantes, elles savent bien qu'il se passe quelque chose d'inhabituel, il n'est pas encore temps de gagner les quartiers d'automne...
Une fois les agneaux triés, les femelles séparées des mâles, on mange un bout en hâte en attendant Raymond.
Il arrive à l'heure, il a laissé, chose rare, sa blouse noire de maquignon au placard pour adopter une tenue de touriste en visite. Pour accentuer cette inhabituelle sensation, il est flanqué d'Eliane, sa femme, qui ne fait jamais partie de la négociation. Il est venu presque incognito, pour nous faire oublier que la dernière fois qu'il a mis les pieds dans la bergerie, c'était il y a trois ans et que depuis nous nous croisions sans nous voir...
Seulement là, il lorgne nos agneaux avec concupiscence, il y en a trop peu sur la marché pour satisfaire la demande et voilà que s'offrent à lui de biens beaux gigots en perspective!
On palabre un peu, on parle de tout et de rien, il tourne autour du pot, trépigne, se tortille, on le sent impatient de conclure, sa femme lui lance des oeillades entendues, cette fois-ci on tient notre bonhomme, il ne discutera pas le prix, on le sait, on le sent...
Après avoir choisi nos plus beaux mâles, il a voulu quelques femelles, les plus grosses du lot, de celles que l'on garde habituellement pour la reproduction, nos futures brebis. Puisqu'on vend le troupeau, quelle importance qu'une agnelle se retrouve sur l'étale du boucher, quelle importance...
Il en a choisi vingt, les plus belles, de celles issues du meilleur de la sélection et à mesure que je le voyait donner un coup de borie vert sur le dos de mes blanches, j'ai senti mon coeur se serrer et un immense chagrin m'a gagnée, un vide infini. J'ai éprouvé la honte de les avoir abandonnées à la convoitise d'un marchand alors qu'elles avaient un avenir tout autre, au départ.
Cette nuit là, je me suis réveillée brusquement, envahie de chagrin et j'ai pleuré à chaudes larmes mes agnelles sacrifiées...
Depuis, je ne trouve plus le sommeil et je feins de les ignorer quand je rentre dans la bergerie.
Raymond vient de chercher le premier lot d'agneaux, tout ne rentrait pas dans le camion, il avait revêtu sa blouse noire.
Il a laissé les agnelles, jusqu'à la semaine prochaine...