Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
les mots de MEL
15 novembre 2022

MORT FINE

"Ma mère est morte"!

C'est ce que je déclame depuis plusieurs mois, sur scène, et ce sont les mots récurrents du texte d'Hanokh Levin, ceux que le fils, que j'incarne, prononce tout au long de la pièce "Funérailles d'hiver". Ce sont les mots qu'il m'a fallu prononcer, quelques jours après la mort de ma propre mère, sans sourciller, sans me laisser gagner par l'émotion. C'est l'histoire d'un fils qui veut enterrer sa mère le jour du mariage de la fille de sa cousine. Celle-ci, avec toute sa famille, refuse obstinément d'entendre la nouvelle pour sauver à tout prix ce mariage. C'est une farce burlesque et grincante, drôle et sombre, une épopée qui va balader tout ce monde sur une plage, en plein hiver et jusque sur les sommets tibétains, en passant par un toit de tuile.

L'enterrement aura bien lieu, à la toute fin, mais les noces auront raison du pauvre fils, faible et crédule.

Ma mère est morte. Je l'ai toujours connue malade. Elle vivait pour la maladie. Elle vivait à travers la maladie. Elle a fini par être vraiment malade, et pourtant, jusqu'au bout, j'ai douté.

Son enfance a été épouvantable. Elle l'a détruite, elle ne s'en est jamais relevée. A croire que pour être une mère aimante il faut avoir été une fille aimée. Mais ce n'est heureusement pas si manichéen.

Son père était un salaud. Elle n'a su que faire de moi, à dix-neuf ans, alors elle m'a confié à sa propre mère, les trois premières années de ma vie.

Chez ma grand-mère, l'amour était inconditionnel. Puis j'ai regagné la maison.

Mon enfance a été solitaire, terriblement solitaire. Souvent livrée à moi-même, je me suis très vite sentie abandonnée. Mon père comblait comme il pouvait le vide des absences de sa femme.

Et quand j'ai eu seize ans, il est mort.

Nous portons en nous toutes les félures familiales, elles font de nous ce que nous sommes. J'aurais bien tout un roman à écrire sur cette enfance si particulière, mais ce n'est pas le sujet.

Le sujet, c'est ma mère, la perte de ma mère.

Il y a peu de temps, elle m'a demandé pardon. Pas besoin de développer, nous savions toutes les deux ce que contenait ce pardon. Et ça a été pour moi une véritable libération.

Notre relation s'est beaucoup apaisée, j'ai pu penser en partie mes blessures.

Je ne sais plus combien de fois j'ai cru, à tort, que sa vie était en danger. Si souvent que j'ai fini par ne plus croire à toutes les alertes, à ne plus compter les hospitalisations, à perdre le fil de ses pathologies, réelles ou fantasmées.

La dernière fois que je l'ai vue à peu près consciente j'ai réalisé que cette fois-ci c'était la fin, qu'il n'y aurait pas de retour possible, qu'elle était véritablement mourante.

C'est difficile de voir partir quelqu'un tant de fois qu'on pense finalement la personne invincible.

Comme sans doute tous ceux qui perdent un proche, j'ai un sentiment d'inachevé: tout n'a pas été dit, j'aurais dû lui poser tant de questions, être tellement plus patiente, m'agacer moins de ses plaintes, l'écouter plus, l'aimer mieux. Et maintenant, il est trop tard.

Ma mère est morte de ses excès, de ses manquements, de son enfance. Ma mère est morte gavée de morphiniques, à un point tel que quelques jours avant sa mort elle me harcelait pour que je lui en porte en plus de ce qu'on lui donnait déjà. Les morphiniques ont détruit son organisme, ont fait d'elle une toxicomane au plus haut degré, ont provoqué une détresse respiratoire irreversible.

je maudis les médecins qui, par facilité, ont augmenté les doses jusqu'à ce qu'il n'y ait plus de retour possible. 

Mais si la morphine reste la cause principale de sa descente aux enfers, il y a aussi tous les autres médicaments qu'elle prenait depuis toujours, sans qu'aucun médecin ne parvienne a réduire les dosages. Si un médecin supprimait un médicament, elle changeait de médecin. Elle prenait une quarantaine de cachets par jour. Quand j'étais enfant, elle mettait tous ses médicaments mélangés dans une boîte Tupperware.

On ne peut pas sauver quelqu'un qui veut à tout prix se détruire, on ne peut que constater, impuissant.

Alors  j'étanche ma peine en buvant mes larmes, celles qui coulent en silence derrière les mots appris par coeur et que j'essaie à chaque représentation de vider de leur sens.

Ma mère est morte.

 

 

Publicité
Publicité
Commentaires
les mots de MEL
  • "De deux choses Lune, l'Autre c'est le Soleil." JACQUES PREVERT. Amoureuse des mots, ne peux vivre pleinement qu'au travers de ceux-ci, qu'ils soient littérature, théâtre, cinéma, réels, imaginaires, pourvu qu'ils fassent vibrer l'âme et la nourrissent.
  • Accueil du blog
  • Créer un blog avec CanalBlog
Publicité
Derniers commentaires
Publicité