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les mots de MEL
12 mars 2023

LIBRE COMME L'EAU

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20220906_112825C'était il y a longtemps dejà, nous étions jeunes bergers toutesjuste sortis de l'enfance, et c'était notre premier alpage. On nous avait largué là, avec le troupeau, plus d'un millier de brebis, sur les terres "basses",  dans un petit hameau au pied de la montagne que nous gagnerions plus tard dans l'été, quand l'herbe tendre remplacerait la neige encore présente à ces altitudes.

Le hameau de Sardonne se situe dans le massif de l'Oisans, à 1000 mètres d'altitude et fait partie de la commune qui porte le joli nom d'Oz.

A l'époque déjà lointaine où nous avons découvert les lieux, peu de gens vivaient là à l'année. Nous étions loin de tout et quelques vieux résistaient encore à l'attrait du confort et de la facilité qu'offraient les bourgs de la vallée.

Il y avait Aimé, le bien nommé, qui s'était pris d'affection pour nous, qui nous offrait du miel de sa production et le réconfort de sa bicoque au confort rudimentaire mais douillet et au feu toujours entretenu. Il y avait le légionnaire, un ivrogne sauvage et lunatique qui préfèrait la compagnie de la bouteille à toute autre. Il y avait "la folle", qui braillait débraillée au détour des venelles et qui fricotait parfois avec le légionnaire et sa bouteille. Elle, on l'a retrouvée un jour, après de longues recherches, morte au fond d'un ravin, sa voiture broyée et son corps éparpillé façon puzzle: alcool, suicide, probablement les deux.

Et puis, il y a avait les résidents secondaires, ceux qui avaient gardé une maison de famille, des racines, mais qui n'avaient pas été assez fous pour s'enterrer dans ce trou.

Parmi eux, deux soeurs, un couple de vieillles filles revêches et irascibles dont le grand plaisir était de charrier de la ville leur linge sale pour le nettoyer au lavoir.

L'eau glacée qui descendait des cours d'eau alpins pour l'alimenter emplissait les deux bassins en pierre que composait le lavoir qui fût sans doute le coeur de Sardonne quand la vie paysanne ne l'avait pas encore quitté. C'était classiquement un beau lavoir couvert par un auvent en bois, qui glougloutait en permanence dans le silence religieux de la montagne en majesté.

Le rituel immuable des frangines, munies de battoirs ancestraux et d'un gros savon noir, nous laissait perplexes. Nous n'avions pour notre part d'autre choix que de laver notre linge au lavoir. Nous habitions pour le mois que nous avions à passer dans la place, une misérable caravane à l'écart de tous, calée dans une combe sombre et pleine de courants d'air, dans laquelle la condensation trempait absolument toutes nos affaires, couvertures comprises.

Aller au lavoir était un véritable supplice. L'eau glacée rendait nos mains violettes et rèches, rien n'en ressortait vraiment propre, et faire sécher le linge était un pari souvent perdu, la pluie et le brouillard se chargeant régulièrement de le maintenir trempé.

Et ces deux vieilles qui nous expliquaient le plaisir de laver les draps dans l'eau pure, l'odeur qui s'en dégageait soit disant les ramenaient à un passé révolu et sans doute fantasmé, un temps qu'on n'aurait jamais voulu connaître et dans lequel notre situation nous a longtemps replongé, puisque nous avons été bergers pendant des années, avant d'avoir notre propre troupeau, et qu'il a fallu attendre longtemps avant d'avoir droit à un minimuum de confort.

Quand nous avons changé de patron, nous avons découvert la sublime Savoie, et le confort d'une cabane neuve avec l'eau à l'intérieur!

De l'eau partout, des ruisseaux ou l'on s'abreuvait tout le jour, en amont des brebis, des torrents aux accents gutturaux, un barrage grandiose qui nous  nourrissait en truites, un lac d'altitude colonisé par les ombles chevaliers. Et cette couleur unique, ce bleu qui fait du ciel une pâle réplique, ce bleu qui reflète les déclinaisons de couleur des montagnes qui semblent s'y jeter, y boire leur image.

Cette eau en majesté qui court et bruisse, nous berçait jour et nuit, rythmait nos journées et celles des brebis, qui sans elle n'auraient pu accéder aux délices des alpages.  Cette eau, si abondante alors, se perd aujourd'hui car la neige se raréfie, et les névés majestueux qui parsemaient le paysage disparaissent avec le réchauffement climatique. Cette eau  devient un luxe dont on n'a pas encore assez conscience et me fera regretter un jour les mains engourdies, le concert assourdissant des cascades, et les ponts de bois improvisés sur les torrents rugissants pour faire passer le troupeau d'un point à l'autre de la montagne.

Et les petits pieds de nos fils goutant en gloussant de froid et d'excitation l'eau du petit ruisseau qui jouxtait la cabane.

Aujourd'hui, par mesurre d'économie, ou parce que plus une goutte d'eau n'en sort, on fait taire les fontaines, celles qui animaient il y a peu les places des villages. On les fige dans la pierre asséchée et la rouille, impuissants, et partout les montagnes jaunissent prématurément sans plus connaître l'explosion des couleurs du printemps.

Faut-il vraiment revenir sur les traces d'un passé révolu? Peut-on  croire aveuglément que rien jamais ne change, refusant de  réaliser que ce que nous avons su préserver un temps n'était qu'une illusion?

Sardonne est devenu aujourd'hui un hameau touristique.

La cabane en Savoie, petite victoire, n'a pas changé, mais il y a maintenant la télé et, ô luxe suprême, une douche!!!

L'eau court encore dans nos anciens alpages, mais se raréfie insensiblement dans certains secteurs, limitant chaque année un peu plus le territoire des bergers, Les arbres  gagnent  du terrain jusqu'à des altitudes autrefois inaccessibles, et l'herbe s'appauvrit,  chassant les troupeaux.

Il fût un temps où l'eau coulait libre et sans limites, filant en abondance entre nos mains en coupe et nos bouches assoiffées, sous l'oeil du troupeau repu d'herbe fraîche et à jamais désaltéré.

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Commentaires
P
Comme tu racontes bien, et quel bel hommage à l'eau... ♥<br /> <br /> J'ai regardé où était Sardonne, pas bien loin de chez moi en fait, mais c'est drôle comme tes photos me font penser aux Pyrénées. <br /> <br /> Peut être parce que je connais des bergers là bas... Et ils ont l'eau courante. ;)<br /> <br /> <br /> <br /> PS : J'ai bien reçu tes commentaires mais comme tu as dû voir Canalblog n'a pas envoyé de notifications pendant une semaine, alors c'est bien compliqué pour répondre...
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les mots de MEL
  • "De deux choses Lune, l'Autre c'est le Soleil." JACQUES PREVERT. Amoureuse des mots, ne peux vivre pleinement qu'au travers de ceux-ci, qu'ils soient littérature, théâtre, cinéma, réels, imaginaires, pourvu qu'ils fassent vibrer l'âme et la nourrissent.
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