L'échappée bêle (suite)
Dans un peu poins d'un mois, la vie naîtra de leurs corps innocents.
Nous nous épuiserons jour et nuit pour que tout se passe dans les meilleures conditions, les aidant, si il faut, à mettre au monde un agneau trop gros ou mal présenté, des jumeaux aux corps entremêlés.
Nous travaillerons sans relâche à les nourrir, à donner le biberon aux nouveaux-nés trop chétifs, à ceux dont les mères, trop jeunes ou trop épuisées, ne voudront pas.
Il faudra désinfecter les cordons, identifier chaque brebis comme son agneau pour pouvoir repérer au plus vite le moindre problème, vérifier chaque mamelle pour être sûrs que la lactation est bien installée...
La journée commencera à cinq heures pour se terminer vers une heure ou deux heures du matin, comme chaque année à la même période, pendant trois semaines.
Ensuite, le rythme sera plus serein, au moins plus de virées nocturnes, mais il faudra surveiller tout ce petit monde sans mollir, éviter qu'un agneau ne s'égare, que sa mère ne perde son odeur, se serait le condamner.
Au mois de décembre, les échographies nous ont révélées le nombre d'agneau précis que chaque brebis portait, ceci, pour simplifier, afin de pouvoir apporter à chacune l'alimentation correspondant à leurs besoins. Cette année est exceptionnelle :beaucoup plus d'agneaux à naître, des jumeaux plus qu'à l'accoutumée, des triplés aussi, plus de cas difficiles en perspective, plus de surveillance, plus de mères et d'agneaux fragiles. Il va falloir être encore plus vigilants, mettre encore plus d'énergie, engranger plus de fatigue, juste nous deux et elles. Nous n'avons jamais embauché personne durant la période de l'agnelage. C'est un moment trop intime, nous y mettons trop de nous pour pouvoir partager avec quelqu'un d'extérieur. C'est le fruit de plusieurs années de travail, d'une sélection minutieuse et aussi de beaucoup de passion...
Nous allons donc souffrir et nous attendons avec fierté et un brin de panique cette déferlante de petites têtes blanches qui hanterons même nos courtes nuits.
J'aime par contre partager avec des amis quelques instants de ce moment intense, les voir s'émouvoir maladroitement de toute cette vie qui débarque en flot, impudique de chair et de sang, émerveillés par la naissance, par la capacité d'un agneau à se lever très vite après avoir été expulsé du ventre de sa mère pour trouver la mamelle qui réchauffe et qui rassure, le lien perdu. Ils sont souvent surpris par la technicité de nos gestes, ne soupçonnaient pas qu'il y avait tant de soins à apporter, beaucoup de gens croient encore que les connaissances du berger sont empiriques, ce qui n'est heureusement plus le cas, même si l'instinct est aussi très présent.
Notre regard n'est pas celui de l'ami qui passe et le rapport affectif à l'évènement plus distant, technique, professionnel...mais nous vivons là chaque année, depuis de nombreuses années, les moments les plus riches, les plus intenses qui nous soient donnés de vivre avec notre troupeau.