L'échappée bêle : la déferlante blanche
Nous y voilà : depuis une petite semaine leurs ventres gonflés de vie ont largué les premiers souffles de petits êtres affamés qui à peine nés tètent goulûment leurs mères, les pattes encore fléchies et hésitantes. Leurs petits corps tremblent et vacillent sous les coups de langue efficaces qui les débarrassent des restes de leur vie de poissons. Ils sortent, fumants, hagards, visqueux et déjà émouvants, ils veulent vivre, furieusement et bêlent dès que leurs poumons se déploient, longuement, étonnés. Même ceux qu'il a fallu arracher aux entrailles des blanches, leurs corps emmêlés par deux ou par trois, par quatre, même, pour deux d'entre elles, se remettent en quelques minutes de souffrances que personne ne pourrait tolérer...
Quand mes mains fouillent les mères dans l'urgence, j'ai peur de ne pas arriver à temps à extirper les petits corps que je tire et pousse pour mieux comprendre à qui est cette patte, cette tête, j'ai la main endolorie par la force des contractions, coincée dans le col trop étroit, je m'impatiente, m'énerve de ne pas être plus agile, rapide...mais cette fois-ci, c'est gagné, il suffit d'être là!
Etre là, avec elles, dans la bergerie, le jour, la nuit, au petit matin; je ne sais plus vraiment quel moment de la journée je vis, je confond, me noie dans leurs eaux et dans ma fatigue, ils naissent même dans mes rêves, leurs bêlements accompagnent mon sommeil, bruit de fond permanent jusque sur l'oreiller.
Mais ce n'est que le début de la déferlante blanche qui va rythmer ma vie pendant encore une quinzaine de jours, jusqu'à épuisement...
M'endormir sur un biberon, comme je l'ai fait pour mes fils, ne plus savoir si c'est le matin ou le soir, prendre peur quand je croise mon visage si pâle dans un miroir...
Me griser de les voir sautiller frénétiquement, s'arrondir du lait de leurs mères, tèter si fort qu'ils les déséquilibrent, de les voir tous assoupis, blottis les uns contre les autres, quand j'ouvre la porte chaque matin...
Me dire que chaque année je vais revivre avec autant de force, d'intensité, ce moment là, qu'il m'est pourtant donné de vivre depuis déjà longtemps...
Je crois que c'est une part de bonheur qui ne trouve pas son pareil, un rendez-vous unique, un rendez-vous d'amour...
à suivre...(j'y retourne!)