RAGE
Quatorze années que je vis perchée sur ce rocher, à me battre contre le relief, la sécheresse, les cerfs qui mangent l'herbe des brebis, les loups qui attaquent le troupeau, malgré une surveillance sans relâche...
Cette année, pour la première fois depuis quatorze ans, je ne me suis pas levée la nuit pour surveiller l'agnelage, je n'ai pas entendu, jusque dans mon sommeil, le bêlement ininterrompu des agneaux et de leurs mères qui se perdent et se retrouvent sans cesse, à l'odeur, à l'instinct.
La bergerie est vide,comme mon coeur, comme ma vie, et ce n'est plus contre le palpable et le rationnel que je me bats aujourd'hui, mais contre la haine et la jalousie.
La situation serait absurde, si elle n'était pas désespérée: on a refusé notre projet, avoir des envies de développement, là ou d'autres ont préféré partir que de se battre pour leur terre, ce n'est pas acceptable. Alors, on nous a priés de remballer nos ambitions, de mettre nos rêves, si concrets, au placard. Ailleurs et autrement, loin des tracts assassins, des lettres anonymes, de la rumeur distillée depuis des mois, c'était une évidence, pour pouvoir reconstruire le rêve brisé.
On a trouvé l'ailleurs et aussi l'autrement. On s'est pris à y croire jusqu'à ce que tout s'effondre. Changement de maire, de conseil municipal. Les auteurs de notre infortune sont passés au pouvoir et nous voila plongés dans l'abîme de l'incertitude et coincés là, au beau milieu du néant, le regard figé sur la bergerie vide, comme une punition. Ils n'ont plus voulu de nous, mais ne nous laissent pas partir, il faut que l'on paye. Mais quoi? Quatorze années à se plier à la vie du village, à participer activement à toutes les manifestations qui s'y passaient, à faire des repas pour plus d'une centaine de personnes, à vouloir à tout prix la reconnaissance de notre intégration. Quatorze années à entendre les élus locaux faire l'éloge de notre réussite, de notre partenariat, et se retrouver, seuls, totalement seuls, désespérément seuls, pour avoir manifesté le désir de vivre mieux, d'alléger la pression du travail en favorisant le développement du village...comment se remettre d'une telle injustice? comment ne pas succomber, à notre tour, à la haine et à la rancoeur?
Je ne veux pas leur donner ce plaisir, je ne veux pas leur ressembler, mais c'est si insupportable de se sentir comme une bête traquée.
La bergerie n'est pas vide, le loup y est entré et je n'entend plus que le silence des agneaux.